A l’extrémité sud de la Grand-Rue de Port-au-Prince se trouve
une communauté soudée, entourée de toutes sortes de boutiques, de
carrossiers et de brocanteurs. Ce quartier mêle traditionnellement les
arts, l’artisanat et la religion, et c’est ici que des artistes comme
Celeur Jean Herard et André Eugène ont grandi, dans une atmosphère de
ghetto et de ferrailles.
Aujourd’hui, leurs puissantes sculptures transforment
les
déchets d’une économie mal en point – vieilles radios, télévisions,
enjoliveurs, morceaux de bois – en des œuvres radicales, rarement vues
dans l’histoire des arts. Leur travail associe l’héritage haïtien et
l’acte créateur de l’assemblage. Leur œuvre commune, souvent
monumentale, se déploie dans tout le quartier, transformant les ruelles
qui débouchent sur ce boulevard chaotique en temple de l’art à ciel
ouvert.
Il en est ainsi depuis que Celeur et Eugene se sont associés pour
former Atis Rezistans, les Sculpteurs de la Grand-Rue, à la fin des
années 1990… Plus précisément, ils se désignent eux-mêmes comme les
‘Grann Rezistans’, et sont suivis par une génération un peu plus jeune,
les ‘Nouvo Rezistans’ et les ‘Ti Moun Rezistans’, constituée des enfants
vulnérables du quartier.
Ce labyrinthe d’ateliers en ruine est la plupart du temps un lieu
extrêmement fréquenté, le point de rencontre d’une communauté par
ailleurs désœuvrée. De l’aveu des Atiz Rezistans eux-mêmes, sans l’art
ces jeunes auraient pu tomber dans la violence.
En 2009, Atiz Rezistans a accueilli sa première Biennale du Ghetto.
Associés avec la photographe et conservatrice de musée britannique Leah
Gordon, ils ont invité des plasticiens, des réalisateurs, des
photographes, des musiciens et des écrivains à venir dans la Grand-Rue
pour assister ou participer au travail réalisé. L’événement a été conçu
comme « un troisième espace… Un événement ou un moment créé par la
collaboration d’artistes d’origines radicalement différentes », selon
Leah Gordon. La seconde Biennale s’est déroulée en octobre 2011, et a
révélé des vulnérabilités contextuelles, intérieures et
institutionnelles aux inégalités traversant la race, la classe sociale
et le sexe. En décembre de cette année, a lieu la troisième Biennale,
qui a pris pour thème « Le Marché : du Local au Global », avec
l’ambition de traiter du semblable et de la diversité.
Vivre pour Haïti
Tout comme Seldon Rodman a découvert dans les années 40 Hector
Hippolyte et ses naïves allégories, et contribué à créer une vogue
planétaire de l’Art Haïtien, Leah Gordon a assisté Atis Rezistans depuis
leurs débuts, les aidant à se faire connaître dans le monde entier.
Elle été la conservatrice adjointe du premier (et unique) Pavillon
Haïtien à la 54ème Biennale de Venise en 2011 (avec Celeur et Eugene) et
la co-conservatrice de ‘Kafou : Haïti, Histoire et Art’ au Nottingham
Contemporary (UK), ainsi que la conservatrice de ‘In Extremis’,
l’exposition rétrospective à succès qui s’est tenue l’an dernier au
Fowler Museum d’UCLA.
Parallèlement, Leah a conduit une série de projets photographiques
extrêmement personnels, tels que Karnaval, qui célébrait les costumes et
les rituels complexes du carnaval de Jacmel (une série exposée au
Japon, et éditée dans un livre à succès). Parmi ses autres projets ont
figuré une série sur les classes sociales en Haïti, ainsi qu’une autre
sur la destruction des commerces de tailleurs autour de la Grand Rue.
Leah est venue pour la première fois en Haïti en 1991, après avoir vu
à la BBC un documentaire de voyage sur la République Dominicaine. A la
fin de celui-ci (et avec un geste de la main), la présentatrice
déclarait : « Juste à côté se trouve Haïti. Quoi que vous fassiez,
N’YALLEZ PAS ! Ce ne sont là-bas que coups d’état, vaudou, dictature et
escadrons de la mort… ». Leah en fut intriguée, quitta son travail
d’alors et vint en Haïti, sans autre véritable but que de découvrir ce
pays ‘interdit’.
Ayant lu Les Comédiens de Graham Greene, elle se présenta à l’Hôtel
Oloffson, où elle expliqua qu’elle avait appartenu à un groupe punk.
Richard Morse, propriétaire de l’hôtel et passionné de musique, lui
offrit une chambre pour 20$ par nuit. Elle y demeura un mois entier,
promettant de revenir dès que possible (aujourd’hui, Morse a nommé une
de ses chambres d’après Leah, qui a rejoint ainsi des personnages
illustres tels que Graham Greene, Mick Jagger et Jonathan Demme).
Il est évident que Leah Gordon vit pour Haïti. En débit de son métier
officiel de maître de conférence à l’University of Creative Arts
britannique, ce sont ses projets en Haïti qui sont sa véritable passion.
Son enthousiasme pour le pays est contagieux.
La 3eme biennale du ghetto
Le contingent étranger de la Biennale est arrivé au cours de la
dernière quinzaine, mais l’événement ne culmine que le 13 décembre. La
majorité des activités se tient sur la Grand Rue, au 622 Boulevard
Jean-Jacques Dessaline, pour être précis. En plus du groupe toujours
plus vaste des artistes de Rezistans, y participent des personnalités
importantes telles que Jason Metcalf (USA), Allison Rowe (Canada),
Roberto Peyre (Suisse), et des collectifs comme Caribbean Intransit et
Floating Lab. Les conservateurs sont les fondateurs de la Biennale :
Leah, Eugene et Celeur.
Les œuvres présentées sont au sens propre transformatrices,
métamorphosant les débris en art, la désunion en harmonie, et au bout du
compte racontant l’histoire de jeunes gens, sans aucune formation
artistique académique, devenus les héritiers d’une pratique artistique
exigeante et spécifiquement haïtienne. Aussi macabres que certaines
œuvres puissent paraître au premier regard, l’intention est d’affirmer
et de célébrer la vie. Elles parlent de création dans des circonstances
difficiles, et la vitalité des œuvres témoigne d’un mouvement artistique
complètement original, et préfigure presque un nouvel Haïti.
Greg Delaney
minustah.org
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